Se tenir debout sur une Terre qui vacille
L’année qui se termine ne nous a guère épargné·es. Les péripéties de notre petite planète nous ont tiré davantage de larmes que de cris d’allégresse et les lueurs rouge sang des roquettes incendiaires ont remplacé les étoiles filantes des beaux ciels d’été.
Il faudrait donc s’accorder un temps de latence, au moins pour passer le cap de 2025. Tourner par exemple son regard vers ce qui passe inaperçu, en dépit de son caractère indispensable; se mettre debout sur notre planète en folie pour sentir sous ses pieds grouiller la vie affairée des espèces végétales et animales et garder la tête haute pour scruter l’espace et respirer le souffle de l’univers. Bon!… Je ne suis pas naïve: sous nos pieds, les vibrations sont plutôt celles des bavardages sans fin des réseaux informatiques et le fracas des pelleteuses qui fouillent les entrailles de la terre pour en tirer de quoi assurer la production d’énergie sans laquelle ils seraient réduits au silence. Quant au souffle de l’univers, il est pollué par l’agitation des affairistes milliardaires qui ne rêvent que de coloniser le ciel: exploiter, prendre tout, ne lâcher rien. «Passe-moi ta planète, j’ai fini la mienne.…»! Nous sommes chahuté·es par les grands vents de la finance et de la guerre, et quand ils s’apaisent, on se sent seul·e… |
Tout de même… Se tenir debout sur une Terre en péril, sans s’agripper à la balustrade, mais en se laissant porter par la fluidité de l’aventure humaine, c’est ce que, dans le langage du yoga, on appelle la «posture de l’arbre»: «L’homme debout nourrit son feu transformateur»… «Il s’érige avec droiture en même temps qu’il s’enracine dans le monde du vivant. Les branchages de l’éveil suivent en toute proportionnalité la profondeur des racines» 1>www.esprityoga.fr/magazine. C’est ce que je voudrais savoir faire: viser l’allègement de soi, matériellement, psychologiquement, spirituellement. Se défaire de ce qui nous encombre: les vieux rêves périmés qui ont pris l’allure de bibelots relégués dans une vitrine; sacrifier aux bennes de la déchetterie les cadeaux précieux offerts par l’ami·e qui ne l’est plus. Il faudrait surtout se défaire du sentiment de culpabilité qui parfois prend la forme d’une délétère détestation de soi, et s’extraire du désespoir en lui opposant la passion du refus et de la reconstruction. Sans dériver non plus vers une spiritualité éthérée, sans chevaucher le mythe du grand soir, ni s’en remettre à la mécanique illusoire des cycles du changement politique.
Tendre l’oreille à la musique du cœur et sentir la résonance du vivant, l’odeur, la couleur, le velouté de l’apaisement. Debout sur le bord du monde… A mes pieds, le lac, comme un être vivant: il respire, il s’agite, il caresse, il s’énerve au passage d’un banc de poissons. Dans le ciel, une étoile qui a réussi à se glisser subrepticement entre deux énormes nuages noirs accrochés aux montagnes. Elle guigne, toute pimpante, étonnée d’être là. Contempler le monde à travers sa sensibilité artistique: écrire chanter, dessiner, c’est un passage privilégié vers une appréhensions inclusive du monde. «Ecrire pour ne pas sombrer/Ecrire au lieu de tournoyer/Ecrire et ne jamais pleurer…», chantait Anne Sylvestre dans les années 1980.
Ce sont ces mots, ces images, ces émotions qu’on sent vibrer sous nos pieds. Concrètement, ce sont les voix qui murmurent leur mécontentement comme des gouttes de pluie éparses, qui vont devenir de grosses averses d’orage. C’est le flux continu des demandes d’engagement et de solidarité qui, jour après jour, inondent nos messageries. C’est aussi l’écho des protestations et des actes de générosité. Tant qu’il y aura des milliers de personnes pour sacrifier à des causes jugées fondamentales des samedis pluvieux et frisquets pour aller crier leur indignation et leur détermination sur la place Fédérale à Berne, nous sentirons sous nos pieds la résonance du vivant.
Est-ce qu’un mal peut engendrer un bien? La question paraît loufoque, et pourtant… 2025 sera de nouveau une année Trump. Elle pourrait nous offrir quelques effarements, de franches rigolades, des tremblements d’effroi, mais aussi, allez savoir, un coup de génie involontaire. Les historiens nous disent qu’aucun des grands événements qui ont changé l’histoire du monde n’a été anticipé par les services de renseignement des Etats. On le vit en cette fin d’année 2024 en Syrie avec la chute et la fuite de Bachar al-Assad. Soyons donc prêts à tirer parti de l’imprévisibilité (qui n’est pas du hasard, mais une incapacité prédictive) de l’histoire de l’humanité. «Il est possible que le monde s’effondre à cause de ce qui est le plus mauvais en nous» écrit Ghassan Hage, «Mais quand l’effondrement arrivera, la meilleure part de nous se manifestera. Ce sera très ironique: mourir avec ce sentiment de solidarité face à la crise, alors qu’on en avait besoin avant» 2>Ghassan Hage, écrivain et chercheur libanais, dans Le Loup et le Musulman (2021).. Et si la «meilleure part de nous» avait la force de nous maintenir debout?
Notes
Ancienne conseillère nationale. Récente publication: En passant… chroniques & carnets, Editions d’en bas/Editions Le Courrier, 2024.